1 5OO mètres à la nage, 40 km à vélo, 10 km de course à pied… Avancer, dépasser, ne rien lâcher, rester concentré, ainsi pensent les triathlètes, faisant abstraction de la pression et de la souf- france physique. Cassandre Beaugrand est de ceux-là. Qu’importent les crampes, elle transcende la douleur et trace sa route. À 26 ans, l’athlète longiligne s’est imposée comme l’une des meilleures de la discipline. Championne du monde, d’Europe et de France en relais mixte, elle a été sacrée championne du monde de super sprint l’été dernier (format court de triathlon) et vice-championne du monde aux derniers World Triathlon Championship Series (WTCS). Lors du test event à Paris en août (répétition générale de l’épreuve des jeux Olympiques), elle est montée sur la deuxième marche du podium de l’épreuve individuelle femmes, envoyant un signal limpide à ses adversaires.
Pour atteindre ce niveau, le parcours a forcément été ardu. Fille d’un entraîneur d’athlétisme et d’une mère athlète de demi-fond, Cassandre a fait de la piste son terrain de jeu. À 7-8 ans, elle est déjà assidue en course et en natation, et s’essaie au vélo avec le club de triathlon, où le côté ludique des courses d’orientation l’amuse. Naturellement, la découverte se mue en compétition. Coachée par son père, la petite fille s’impose. « J’étais longue et fine et j’adorais courir, je me sentais vivante. J’avais l’impression d’être libre et légère. En natation, j’avais un bon feeling. J’aimais sentir les éléments, l’air, le contact avec l’eau. » Elle révèle aussi un esprit très compétiteur. « Sur la ligne de départ j’étais celle qui avait le regard déterminé, les coudes sortis, prête au combat. Une fois dans le starting-block, je n’avais qu’une envie, c’était de gagner. »
Avec pudeur, elle évoque sa mère, décédée d’un cancer alors qu’elle n’avait que 10 ans. Trop petite pour se souvenir des moments où elles ont couru ensemble, elle garde l’image d’une maman en fauteuil et en béquilles, affaiblie par la maladie. « Mais beaucoup de gens m’ont raconté, j’ai vu des photos, ça m’inspire forcément un peu », glisse-t-elle. Indéniablement, Cassandre a perpétué l’héritage familial. Il y a quelques mois, la piste d’athlétisme du stade Alfred-Marcel-Vincent de Livry-Gargan, où elle a réalisé ses premiers exploits et où ses parents avaient pris leurs photos de mariage, a été (re)baptisée « Cassandre Beaugrand ». À son tour, la fille de championne est devenue un modèle. Et elle sait combien cela compte, elle qui, ado, tapissait sa chambre de posters de Laure Manaudou et restait plantée, fascinée, devant la télévision qui diffusait les jeux Olympiques. « Quand on est une jeune fille, on s’identifie aux sportives. J’avais toujours envie de les imiter », assure celle qui désormais prend le temps de faire des selfies avec les supportrices venues assister à ses courses.
Nouveau départ
Ado prodige, Cassandre prend son envol à 18 ans, quand elle décide de rejoindre le centre d’entraînement de Montpellier. Le schéma du papa coach, loin d’être une exception dans le sport, vole en éclats. « Je voulais juste qu’il me regarde comme sa fille et pas comme son athlète. J’avais besoin d’évoluer », analyse-t-elle avec recul. À Montpellier, l’évolution est manifeste. Coachée par Stéphanie Gros, Cassandre découvre un club avec d’autres filles de haut niveau. Le challenge est physique, mais surtout psychologique. « Sauvage et réservée », c’est avec ces mots que son entraîneuse nous décrit la jeune femme qu’elle rencontre alors. « Quand elle est arrivée à Montpellier, j’avais l’impression qu’elle se jetait dans le vide. Je trouvais admirable qu’elle ait décidé de quitter le cocon familial pour se retrouver seule dans un appartement. J’accompagnais d’autres filles, mais avec Cassandre c’était différent, elle avait perdu sa mère », nous confie Stéphanie Gros. Affectueusement, Cassandre la surnomme sa « deuxième maman », celle qui l’a guidée et lui a permis d’évoluer dans sa vie de femme. Surtout, elle l’a aidée à travailler sur son caractère, à comprendre que l’entraînement n’était pas une compétition et que ses coéquipières ne constituaient pas des adversaires. « Je l’ai poussée à reconsidérer son rapport aux autres, qui était lié à son histoire personnelle, et qu’elle vivait comme une injustice. Je lui ai fait comprendre que les gens qui l’entouraient étaient là pour elle », se souvient la coach.
Pendant ses années à Montpellier, son mental de sportive, atout indispensable, s’est affûté. Le triathlon, discipline complète, sollicite le corps de toutes parts. « Ce qui me bloquait, c’est que je n’arrivais pas à me faire plus mal encore, à passer au-dessus du seuil de la douleur. Lors de certaines séances, c’était l’enfer, le vélo me faisait un mal de chien ! Je me mettais à pleurer parce que j’étais dans le dur, et j’avais les nerfs qui lâchaient. Maintenant je ne pleure plus parce que j’ai déplacé ce curseur en travaillant sur mes émotions. » Les mots peuvent sembler violents, mais Cassandre les emploie à dessein, afin de faire comprendre le travail nécessaire pour côtoyer les sommets. Surtout, ses efforts ont payé. 2023 a été sa meilleure saison. Une montée en puissance qu’elle doit à un autre événement, son départ fin 2022 pour la Grande-Bretagne, patrie de l’élite de la discipline et de son petit ami, nageur en eau libre. Première Française à rejoindre le centre d’entraînement de Loughborough, Cassandre a trouvé ses repères, appris à pédaler et à courir dans le froid, la brume, la pluie.
Elle a du talent, de l’humilité, elle est assez têtue. Et elle a de l’orgueil
Avec ses victoires additionnées à celles de ses coéquipiers (le Français Vincent Luis est double champion du monde), le triathlon gagne en popularité. La pratique, variée et exigeante, séduit les amateurs et le public répond présent. Chose exceptionnelle, lors des jeux Olympique de Paris, l’épreuve de triathlon sera accessible gratuitement. Et si lors des épreuves tests les polémiques se sont multipliées sur la qualité de l’eau, Cassandre préfère balayer la question et parler performances. Elle sourit : « Nous, on a surtout peur des trucs sous l’eau, ce qui est un comble pour des triathlètes ou des nageurs en eau libre ! Quand j’étais dans les eaux de Gold Coast en Australie, c’était flippant parce qu’il y a plein de requins. Au Japon, j’ai plongé et la présence de méduses tout près de moi m’a vite fait paniquer. Je n’avais jamais vu ça de ma vie ! »
À Paris, elle est surtout impatiente du parcours hors du commun qui les attend. « Pendant le test event, la plupart des étrangers étaient ébahis. Nous-mêmes n’avons jamais pratiqué le triathlon sur un parcours si beau. On passe devant tous les monuments de Paris, on roule sur les Champs-Élysées… Le jour de notre course, le lever de soleil était incroyable, les couleurs magnifiques, ça brillait de mille feux. » Dans la lumière de l’été prochain, elle n’aura qu’un objectif : décrocher l’or qui lui a échappé de peu lors de l’épreuve test. « Tout au long de la course, je grimaçais parce que j’ai eu des crampes dès le premier tour. Là, c’est le mental qui a pris le relais. Je suis capable d’absorber plus de douleur qu’avant, donc j’ai été capable de courir avec mes crampes, même si le sprint final n’était clairement pas possible. » Pour lui permettre de surmonter cette difficulté, sa saison sera jalonnée de compétitions, dont les World Series prévus en mars à Abu Dhabi. Si son ancienne coach, Stéphanie Gros, estime qu’elle doit « encore travailler l’aspect mental », elle pense qu’elle a les atouts pour s’imposer. « Elle a du talent, de l’humilité, elle est assez têtue. Et elle a de l’orgueil. Je pense qu’il en faut », assure-t-elle. Sa coéquipière et amie Léonie Périault approuve : « Elle est talentueuse, bosseuse et, malgré ce qu’elle a vécu, elle a un mental d’acier. Elle a les cartes pour gagner depuis des années. Physiquement, elle a quelque chose en plus. Sa plus grande concurrente, c’est elle-même. » 1500 mètres à la nage, 40km à vélo, 10km de course à pied et Cassandre… face à elle-même.
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