La « forêt » de Notre-Dame de Paris : un colosse du XIIIe siècle parti en fumée

, La « forêt » de Notre-Dame de Paris : un colosse du XIIIe siècle parti en fumée

On la surnommait « la forêt de Notre-Dame », comme pour mieux exprimer le caractère organique de cette charpente, sa densité et ses innombrables ramifications. Sa taille exceptionnelle n’est pas étrangère non plus à cette dénomination : 100 mètres de long, 12 mètres de portée, 10 mètres de haut dans la nef, 40 mètres de longueur dans le transept. Si elle a aujourd’hui disparu, la charpente avait bénéficié avant l’incendie de 2019 de plusieurs études scientifiques qui avaient permis de mieux en connaître à la fois l’histoire et la structure.

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Une structure réemployée depuis 868 ans

Ainsi, dans les années 1990, les analyses dendrochronologiques, s’appuyant sur l’étude des anneaux de croissance des arbres, ont permis d’établir que la charpente, pour l’essentiel, datait du XIIIe siècle, avant 1226 plus précisément. Toutefois, ces études ont également mis en évidence la présence d’éléments plus anciens, des années 1160-1170, réutilisés au siècle suivant. De nombreuses mortaises, encore visibles et inutilisées dans la nouvelle disposition, indiquent l’existence de remplois, qui proviendraient du chœur originel.

La structure de la nef de Notre-Dame de Paris, comprenait treize fermes ©Pascal Lemaitre/Bridgeman Images

La structure de la nef de Notre-Dame de Paris, comprenait treize fermes ©Pascal Lemaitre/Bridgeman Images

En effet, les structures de celui-ci ont été démontées et remontées selon un schéma modifié, lorsque le mur gouttereau a été rehaussé vers 1220. Le plus vieil échantillon provenait d’un arbre abattu en 1156… De même, l’analyse des bois a révélé une reprise autour de 1360, puis une réparation vers 1725. Enfin, les interventions de Lassus et de Viollet-le-Duc au XIXe siècle étaient, elles, déjà bien documentées. On sait ainsi qu’entre 1860 et 1863, les charpentes des bras nord et sud du transept ont été refaites, tandis que la reconstruction de la flèche a entraîné le remplacement de deux travées de la charpente du vaisseau central, de part et d’autre de la croisée.

Mille chênes pour la charpente originelle

La connaissance historique a également progressé sur les chantiers de charpente au Moyen Âge. La mise en œuvre intervenait à l’issue d’un processus dont il importe de restituer les étapes. On estime qu’environ mille chênes ont été nécessaires à la construction de la charpente. « Environ 97  % d’entre eux étaient taillés dans des fûts d’arbres de 25-30 centimètres de diamètre et de 12 mètres de long maximum, estime l’historien Frédéric Épaud. Le reste, soit 3 % seulement, correspondait à des fûts de 50 centimètres de diamètre et de 15 mètres maximum pour les pièces maîtresses (entraits). Ces arbres jeunes, fins et élancés provenaient de hautes futaies où la densité du peuplement était maximale et où la forte concurrence entre les chênes les avait contraints à pousser très rapidement vers la lumière en hauteur, non en épaisseur. Pour ces raisons, les surfaces forestières sollicitées par ces grands chantiers ne représentaient que quelques hectares : à peine trois hectares pour les 1200 chênes de la charpente de la cathédrale de Bourges»

Villard de Honnecourt, Modèles de charpente médiévale, vision de face, XIIIe siècle, extrait du carnet de Villard de Honnecourt, Paris, Bibliothèque nationale de France, ©Bibliothèque nationale de France, Paris

Villard de Honnecourt, Modèles de charpente médiévale, vision de face, XIIIe siècle, extrait du carnet de Villard de Honnecourt, Paris, Bibliothèque nationale de France, ©Bibliothèque nationale de France, Paris

À Notre-Dame, les arbres, provenant de la région, étaient acheminés par voie fluviale sur le chantier, où ils étaient taillés à la hache, ou plus précisément à l’aide d’une doloire, en cherchant à rester au plus près de la surface du tronc. « Les bois ainsi taillés étaient indéformables, contrairement aux bois sciés », souligne Frédéric Épaud, alors même qu’ils étaient mis en œuvre encore verts, c’est-à-dire assez rapidement après leur abattage. On estime que les plus gros arbres utilisés étaient âgés de 100 ans environ, 120 au maximum.

Charpente à « chevrons-formant-fermes »

En dépit des diverses reprises, la charpente de Notre-Dame constituait un jalon essentiel dans l’histoire de la charpente gothique. Avant d’aller plus loin, un petit point de vocabulaire s’impose. En effet, l’art de la charpente, comme tant d’autres domaines de la construction, a son langage propre qu’il importe de connaître pour bien comprendre la spécificité de Notre-Dame. Ainsi, une ferme désigne une pièce triangulaire qui soutient la couverture.

La structure de la nef de Notre-Dame de Paris, © Pascal Lemaitre/Bridgeman Images

La structure de la nef de Notre-Dame de Paris, © Pascal Lemaitre/Bridgeman Images

Elle est formée de plusieurs éléments : deux arbalétriers, parallèles à la pente du toit, reliés à la base par une poutre horizontale, l’entrait, lui-même lié au faîtage par une poutre verticale, le poinçon. Des contrefiches, obliques, viennent ensuite renforcer la structure entre le poinçon et les arbalétriers. Les fermes recevaient ensuite des pannes horizontales, sur lesquelles étaient posés les chevrons qui épousaient la pente de la toiture. Avant le XIIIe siècle, les églises romanes étaient couvertes d’une charpente constituée de fermes identiques, permettant une répartition égale des charges sur toute la longueur des murs.

Villard de Honnecourt, Modèles de charpente médiévale, vision de profil, XIIIe siècle, extrait du carnet de Villard de Honnecourt, Paris, Bibliothèque nationale de France, ©Bibliothèque nationale de France, Paris

Villard de Honnecourt, Modèles de charpente médiévale, vision de profil, XIIIe siècle, extrait du carnet de Villard de Honnecourt, Paris, Bibliothèque nationale de France, ©Bibliothèque nationale de France, Paris

La construction gothique vient bouleverser cet assemblage traditionnel, avec l’introduction d’une charpente à « chevrons-formant-fermes », organisée en travées. Dans cette structure dépourvue de pannes, les chevrons fusionnent avec les arbalétriers. À Notre-Dame, ces fermes d’un type nouveau sont disposées à intervalles réguliers, tous les 70  centimètres dans la nef, et tous les 80  centimètres dans le chœur. Mais il ne s’agit pas d’une répétition à l’identique, puisque tous les quatre à six mètres, sont placés des chevrons- maîtres dotés d’un entrait tenu par un système de suspension et renforcés par des sous-chevrons. Les fermes secondaires, plus simples, ne bénéficiaient que d’un entrait retroussé, c’est-à-dire placé plus haut.

Une charpente colossale qui s’adapte au fil des époques

Pourquoi toutes ces innovations ? Elles répondent naturellement à l’évolution architecturale. À l’âge gothique, les édifices gagnent en hauteur, avec des toitures à la pente plus aiguë, et des murs plus fins percés de larges baies. Le défi pour les charpentiers était de créer un ouvrage assurant non seulement une bonne répartition des charges, mais aussi résistant aux poussées latérales provoquées par les vents.

Restitution 3D des charpentes du chœur, réalisée par le laboratoire MAP à partir de document de Rémi Fromont et Cédric Trentesaux et des campagnes de relevés lasergrammétriques (2006 et 2012) d'Andrew Tallon, ©Kévin Jacquot/MAP/Vassar College/AGP/GEA/Chantier Scientifique Notre-Dame de Paris/Ministère de la Culture/CNRS

Restitution 3D des charpentes du chœur, réalisée par le laboratoire MAP à partir de document de Rémi Fromont et Cédric Trentesaux et des campagnes de relevés lasergrammétriques (2006 et 2012) d’Andrew Tallon, ©Kévin Jacquot/MAP/Vassar College/AGP/GEA/Chantier Scientifique Notre-Dame de Paris/Ministère de la Culture/CNRS

À Notre-Dame, comme le note Frédéric Épaud, le maître charpentier du XIIIe siècle a utilisé toutes les techniques connues pour rendre la charpente indéformable et équilibrée, introduisant « de nombreux dispositifs de raidissement au sein des fermes, des renforcements des entraits, un doublement de la triangulation, des systèmes de moises pour soulager les bois lourds, des travées courtes pour limiter les poussées latérales des fermes, des reports de charges des fermes secondaires sur les principales par des liernes latérales et axiales, une pente forte… » Ceci explique l’extraordinaire densité de la charpente.

Vision de la structure de Notre-Dame de Paris, ©Pascal Lemaitre/Bridgeman Images

Vision de la structure de Notre-Dame de Paris ©Pascal Lemaitre/Bridgeman Images

Lorsque Viollet-le-Duc refait la charpente du transept au XIXe siècle, il s’inscrit dans le sillage des maîtres médiévaux, mais propose un ouvrage synthétisant les innovations techniques apportées dans le domaine entre la deuxième moitié du XIIIe siècle et la fin du XVe siècle.

Ressusciter la forêt disparue

Les études du projet de restauration, commandées au printemps 2020 par l’établissement public, maître d’ouvrage, au groupement de maîtrise d’œuvre associant Philippe Villeneuve (mandataire), Rémi Fromont et Pascal Prunet, architectes en chef des monuments historiques (ACMH), ont permis d’aboutir à un consensus sur la restitution des charpentes de la nef et du choeur, la « forêt », disparue dans l’incendie. Après un avis favorable à l’unanimité de la Commission nationale du Patrimoine et de l’Architecture (CNPA) en juillet 2020 sur le principe de reconstruire ces charpentes en bois de chêne massif, l’établissement public et la maîtrise d’œuvre ont approfondi trois variantes pour le dessin de ces charpentes. Et c’est finalement un dessin très proche des charpentes disparues qui s’est imposé à l’issue de ces études, choix approuvé par la CNPA en mars 2021. Ce dessin donne à voir les qualités formelles de la charpente médiévale et sa profondeur historique, laquelle témoigne de l’émergence de l’art du trait de charpente, classé au patrimoine mondial de l’humanité.

En parallèle de la nef, les charpentiers avancent concomitamment sur la pose des charpentes du choeur, selon les mêmes méthodes. ©Patricke Zachmann / Magnum

En parallèle de la nef, les charpentiers avancent concomitamment sur la pose des charpentes du choeur, selon les mêmes méthodes. ©Patricke Zachmann / Magnum

Ce projet s’appuie sur un relevé très complet du grand comble, réalisé en 2014 par Rémi Fromont, alors en fin de cursus d’architecte du patrimoine à l’École de Chaillot, en collaboration avec son confrère, devenu aujourd’hui son associé, Cédric Trentesaux. À l’issue d’une phase d’études de conception, l’établissement public a engagé en avril 2022 l’appel d’offres visant à sélectionner les entreprises attributaires des marchés de restitution des charpentes de la nef et du choeur. La mise en place de la charpente du choeur au-dessus des voûtes de la cathédrale à finalement pu démarrer en août 2023, celle de la charpente de la nef en septembre.


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