On n’avait encore jamais vu cela. À ce point. À cette échelle. Les Jeux olympiques ont envahi Paris. Tout Paris – mais « Paris est tout petit c’est là sa vraie grandeur » (Jacques Prévert) – et une partie de sa banlieue, principalement la Seine-Saint-Denis, se transforment au fur et à mesure des jours qui passent en un vaste terrain de sport, un « Parc olympique » pour reprendre mot pour mot l’expression du Dossier de candidature de Paris 2024. Le souhait partagé de la Ville de Paris, du COJO et du CIO est en effet exaucé dans les termes mêmes qu’ils avaient utilisés. « Paris sera imprégnée par le sport et se transformera en Parc olympique. Le concept de Paris 2024 propose un modèle où le sport sera célébré à chaque coin de rue, entouré de monuments mondialement connus et de l’unique art de vivre parisien en toile de fond. »
Nombre de théâtres privés, de salles de concert et de festivals seront fermés ou annulés à Paris et aussi en province, pour celle-ci souvent faute d’agents de sécurité retenus pour les JO de la capitale. Si beaucoup de musées seront également fermés (Musée de l’Homme, Musée du Jeu de Paume…), d’autres se transforment déjà en salle de sport ou en mini stades. Le Louvre, par exemple, pose deux questions cruciales. Comment « découvrir l’art à travers un parcours sportif dans les collections du Louvre ? Sculpter son corps à la manière d’un athlète grec ? ». Il est ainsi précisé que « Le musée se transforme en un immense gymnase et propose aux participants de croiser règles de l’art et règles du sport. Ils sont invités à explorer le Louvre à travers un parcours sportif et ludique et à aborder les œuvres sous de nouveaux angles : performance, esprit d’équipe, endurance. Ancré dans nos sociétés depuis l’Antiquité, le sport est remis à l’honneur pour faire vivre l’esprit olympique au musée ! »
Devant l’Assemblée nationale, des œuvres sont habillées de tenue sportive ou alourdies d’un ustensile lié au sport à l’instar des Vénus de Milo colorisées qui ont retrouvé leur bras manquant et qui tiennent une raquette de tennis, tirent à l’arc, jouent au basket…). Par ailleurs, une multitude de musées à Paris et en province tentent d’en produire une histoire largement mythifiée : « Paris 1924-Paris 2024 : Jeux olympiques miroir des sociétés » (Mémorial de la Shoah) ; « Olympisme. Une histoire du monde » (Palais de la Porte dorée) ; « Spot24, l’exposition olympique sur les sports urbains de Paris 2024 » (à côté de la Tour Eiffel) ; « Match. Design & sport », (Musée du Luxembourg) ; « Les artistes et le sport 1870-1930 » (Musée Marmottan Monet) ; « La trêve » (Basilique de Saint-Denis) ; « Le sport vu du ciel », (Bercy village) ; « La mécanique de l’exploit, le corps à l’épreuve du sport » (Musée d’art et d’histoire Paul-Éluard) ; « Le corps en mouvement » (Petit Palais) ; « Il était une fois les stades » (Cité de l’Architecture) ; « Des exploits, des chefs-d’œuvre » (Mucem, Mac) ; « Aux origines du sport » (Musée de préhistoire régionale) ; « Sports. Plus haut, plus vite, plus fort » (La fabrique des sports). Toutes ces expositions, rétrospectives et vernissages olympiques font surtout la part belle aux exploits époustouflants des champions sans jamais interroger leur rôle sociopolitique : culte du surhomme, identification à un idéal corporel du dépassement jusqu’à l’épuisement, modèle de comportement et modèle de vie par délégation ou par procuration, progrès des performances assimilé au progrès social, mythe du héros.
C’est tout l’espace public qui est phagocyté par la compétition olympique
Depuis le 1er avril dernier, le nom de certaines stations de métros parisiennes ont été sportivisées : Lutte Chaumont, Sèvres-Badminton, Trocanoë, Surférino, Natation, Victor Judo, Alexandre Dumarathon, Bercyclisme… Nombre de stations de métro ont vu leurs murs et leurs couloirs de circulation multiplier sur les panneaux d’affichage des images vantant les JO sur un mode « humoristique ». Par exemple, à la station Châtelet, à côté des longs tapis roulants mécaniques, ont été peintes de fausses pistes d’athlétisme avec couleur ocre et lignes de séparation blanche comme sur les vraies pistes d’athlétisme des stades…
Sur les murs de ces mêmes couloirs, des affiches « publicitaires » nous vantent le Château de Versailles qui « vous accueille plus beau que jamais avant, pendant et après les Jeux olympiques ». Pour illustrer le propos, quelques jeux de mots : par exemple une illustration du parc de Versailles avec une vue perspective sur des haies arborées taillées devient : « Ici, le 110 mètres haies est une partie de plaisir » ; une autre vue perspective de la galerie des glaces devient : « Ici, la longueur des pistes impressionne la galerie » ; pour finir : la statue d’un angelot tirant à l’arc devient : « Ici, les bronzes valent de l’or »… L’air de rien, c’est tout l’espace public qui est phagocyté par la compétition olympique. Sous la chape olympique, Paris est ensevelie et abandonnée.
La Ville Lumière est donc transformée en un stade géant à l’image de cette féérique et sinistre affiche du dessinateur Ugo Gattoni qui a fait couler beaucoup d’encre mais pas pour de bonnes raisons. Ses contempteurs se sont attardés sur la croix retirée à la coupole des Invalides, et sur l’invisibilité du drapeau français. Deux erreurs d’analyse. Qu’en est-il exactement ? Le dessin complet de l’affiche des JO de Paris 2024 est la juxtaposition des affiches olympique et paralympique. Elles s’ajustent pour ne former qu’une affiche. Or, il y a bien un drapeau français à gauche du dessin, soit un long drap comme une cocarde tricolore qui flotte au vent au-dessus d’une tribune. Concernant la croix disparue au-dessus du bâtiment des Invalides, il n’y a pas de raison de s’en offusquer. Le dessin se devait de respecter les principes de la Charte olympique. Et ceux-ci n’ont pas été enfreints : pas de signe religieux dans la compétition olympique stipule la Charte. Par contre des drapeaux représentant les Comités nationaux (en l’occurrence celui de la France) ne sont pas interdits, soit le drapeau bleu, blanc et rouge ; d’où cette grande cocarde tricolore.
L’affiche des JO réduit Paris à un stade
Bref, la critique doit plutôt porter sur le contenu de l’affiche même. Car libre au dessinateur d’enlever ceci, d’ajouter cela, bref inventer, imaginer. Il est alors dans son rôle. C’est plutôt le résultat global, le dessin en tant que tel, qui en dit long sur l’imaginaire orienté du dessinateur, sur sa vision balisée de la ville de Paris ainsi métamorphosée par le souhait combiné du CIO, du COJO et de Mme Hidalgo. Répétons-le, Ugo Gattoni a fait œuvre de fiction et s’est aligné sur les principes de l’Olympisme. Par contre, c’est sa manière de rendre hommage à la capitale de l’Hexagone qui pose problème, celui qui est le vrai problème : « J’ai tout de suite imaginé une ville stade ouverte sur le monde, un temps suspendu dans lequel on peut se balader à travers des microcosmes où cohabitent joyeusement monuments parisiens et disciplines sportives. » Le dessinateur a transformé en une image globale les desiderata du Dossier de candidature : le rapprochement entre la ville de Paris et le stade, mieux encore l’osmose dessinée entre Paris et un stade, une sorte de Paris-stade qui indique un souhait profond, le projet de ceux qui l’ont enfanté.
Que penser de cette affiche ? Elle réduit Paris à un stade, elle soumet et aligne les principaux édifices parisiens aux lignes courbes et droites d’une piste de compétition, elle réduit la Seine à un bassin d’eau circulaire pour la compétition. Finalement, l’affiche imagine et donc projette l’imbrication absolue du sport et des édifices publics, leur continuité matérielle et spirituelle, participant d’une négation de la ville au profit d’une légitimation de l’instance sportive olympique. Celle-ci, en effet, efface les monuments, élimine la mémoire dont ils sont porteurs, les réduit à des objets de distraction ou des objets de décor, des objets qu’on enfile comme des perles sur un collier.
L’identité de Paris en tant que lieu culturel par la prégnance de ses monuments est ainsi brisée au profit de la nouvelle identité, olympique, bien éloignée de l’art et plus généralement de la culture. De plus, la soumission des édifices parisiens à l’agenda des JO dissocie l’institution urbaine parisienne de son socle culturel sous l’emprise du sport. La profonde identité de l’art et de la ville est là encore rompue. Car avec les édifices « olympisés », on assiste à un effacement, c’est-à-dire à la perte mémorielle du monument en tant que trace historique, repère matériel, valeur d’art et même « vouloir d’art » (le Kunstwollen conceptualisé par l’historien d’art Aloïs Riegl). Le monument ne disparaît certes pas de notre vue : il est toujours visible et parfois empaqueté dans une toile aux emblèmes de l’olympisme. Il disparaît par contre en tant qu’objet mémoriel associé à une temporalité étendue et profonde — le passage devant l’édifice, le souvenir de l’histoire qu’il incarne, la circulation et la mobilité d’un regard sur ses façades sans cesse enrichi, l’accès ouvert à une intériorité spatiale grandiose, la possible découverte de son espace intérieur.
Autrement dit, le monument est métamorphosé, sinon converti de force, en un édifice olympique par la temporalité même des JO qui lui est imposée et qui ressort de la prouesse, du record, et encore une fois de la compétition. La cérémonie d’ouverture sur la Seine en sera l’acmé, le fleuve sera approprié par le CIO, privatisé, livré par les édiles politiques et olympiques au tourisme tel une immense piscine. On se souviendra qu’Anne Hidalgo avait eu en 2017 la merveilleuse idée de faire traverser le Grand Palais par le peloton du Tour de France cycliste — sensationnelle occasion d’exhiber une sorte de liquidation du patrimoine par l’étalage du muscle et du corps dopé jusqu’à la moelle, au cœur d’un monument d’architecture dédié à l’art. Tout cela rappelle l’ouvrage de Georges Perec W ou le souvenir d’enfance. Dans ce livre effrayant, la vie se réduit à une compétition permanente entre des individus sur une île-stade…
L’olympisme est sans doute la meilleure idéologie pour dénaturer Paris
Le programme culturel de Madame Hidalgo ressemble à s’y méprendre à la Bestia Triumphans (« monstres victorieux » ou encore « bêtes triomphantes »), formule saisie chez Nietzsche dans son livre Aurore par l’écrivain tchèque Vilém Mrštík qui luttait à son époque contre le vandalisme moderne et contre les interventions incultes dans la ville de Prague. Or, voici le programme hidalgien, tout en finesse, tout en subtilité, fièrement affiché sur le site de la ville de Paris (une sélection) : « On va pouvoir faire la fête tous les jours – On laissera les enfants s’éclater – On sera entourés des plus grands sportifs du monde – On rencontrera le monde – On verra enfin les premiers athlètes se baigner dans la Seine – On fera le plein d’expos sportives – On verra les monuments parisiens se transformer en stars des Jeux – Un rendez-vous unique à vivre une fois dans sa vie. » Le Grand Palais, la Tour Eiffel, l’Arc de Triomphe promus, comme des athlètes, « stars » des Jeux olympiques !
Le ridicule sinon la bêtise atteint des sommets avec l’ancien ministre de la Culture Jack Lang pour qui « il faut faire attention de ne pas opposer la beauté des Jeux à l’amour de l’art. La cérémonie d’ouverture imaginée par Thomas Jolly sur la Seine, l’escrime et le taekwondo sous l’architecture inouïe du Grand Palais, le skate et la breakdance autour de l’obélisque de la Concorde, c’est formidable. C’est tout le patrimoine français qui va rayonner ». Comme si les exhibitions de quelques sportifs pouvaient sublimer la Seine, voire l’architecture même d’un bâtiment de la fin du XIXe siècle qui est toujours l’un des fleurons de Paris (Le Corbusier voulut le faire détruire) et aussi la plus belle place du monde. Les olympiens vont profiter de ces écrins pour leurs pauvres apparitions et joutes sportives en cherchant à les intégrer à leurs prouesses et autres records. Faut-il rappeler que les monuments ne battent aucun record et que la Seine à Paris coule lentement ? L’olympisme est sans doute aujourd’hui la meilleure idéologie pour dénaturer ces espaces, les corrompre par une sportivisation déplacée ou une « olympisation » (ce néologisme est de Pierre de Coubertin) visuelle généralisée.
On nous parle à jets continus d’intégration à la société grâce au sport et par le biais de la culture, je vois plutôt dans les JO une forme de désintégration de la société envahie par le sport qui annihile toute culture et qui tend à s’y substituer. « Le résultat, prédisait Hannah Arendt de manière plus générale, est non pas, bien sûr, une culture de masse qui, à proprement parler, n’existe pas, mais un loisir de masse, qui se nourrit des objets culturels du monde. Croire qu’une telle société deviendra plus “cultivée” avec le temps et le travail de l’éducation est, je crois, une erreur fatale. »
*Marc Perelman a publié 2024, les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu, Les Éditions du détour, 2021.
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